J ’ai été invité à prendre la parole à cette tribune parce que j’ai mené
sur les conduites asexuelles ou peu-sexuelles une enquête qui a abouti à
la publication d’un ouvrage l’été dernier, ouvrage qui a suscité une
sorte de stupeur amusée de la part des médias.
Sur quels témoignages m’étais-je donc appuyé, quelles statistiques,
quelles études pour rapporter ces nouvelles alarmantes sur la vie
sexuelle des Français ? Je dis stupeur « amusée » car, bien entendu, des
signes avants-coureurs avaient pu depuis longtemps nous alerter, nous
faire entendre que tout n’allait peut-être pas si bien au royaume du
grand jouir, jouir en principe définitivement
affranchi des anciennes morales sulpiciennes.
N’avais-je pas exagéré, forcé un peu le propos?
Mes démarches m’avaient-elles vraiment
conduit vers ces créatures angéliques que je
décrivais, créatures égarées dans ce siècle où
l’orgasme semble être le dernier vestige de
toute idée de transcendance? Ne les avais-je pas
inventées ces immaculées conditions, ces
citoyens hors sexe aussi entêtés dans leur attitude,
leur refus, peut-être leur dénégation que
Bartleby, le personnage du roman d’Hermann
Melville ? On peut imaginer le héros de
Melville placé dans une situation où il doit
répondre à quelques avances insistantes :
«Voulez-vous faire l’amour avec moi ? Bartleby
– Oui. Non. Je ne sais pas… En réalité je préfère
ne pas… – Comment dîtes-vous ? – Je ne préfère
pas.» «I would prefer not to», dit exactement
Bartleby dans la nouvelle de Melville. Sous
entendu: «Si vous insistez alors, par égard pour
vous, par égard pour votre insistance, oui, je
ferais l’amour avec vous. Si vous y tenez. Mais
moi, je n’y tiens pas.»
Cette manière de consentir sans grande
conviction m’évoque ce mot de La
Rochefoucauld disant: «La plupart des femmes
se rendent plutôt par faiblesse que par passion; de
là vient que pour l’ordinaire les hommes entreprenants
réussissent mieux que les autres, quoi
qu’ils ne soient pas plus aimables.»
Je me suis intéressé la première fois aux
« A », « A » comme asexuels, ces esprits bartlebiens, ces champions du NON, à
une époque où je réfléchissais à la signification
du jeûne dans la société occidentale, l’action
de ne pas manger, dans une société héritière
comme on sait d’une pensée chrétienne qui,
par le biais des Pères grecs de l’Église, doit
beaucoup au dualisme platonicien et beaucoup
moins au judaïsme qui n’a craint, lui, ni
l’expérience de la chair, ni l’épreuve du temps.
Partant des définitions de l’anorexie que
donne la psychiatrie depuis qu’elle l’a « inventée» en 1873, description due à un psychiatre
français, je m’interrogeais sur cette étonnante
rupture épistémologique qui fit que lorsqu’une
jeune fille ne mangeait plus dans une famille
anglaise ou française, vers la fin du XIXe siècle,
le père ne la conduisait désormais plus chez le
prêtre ou le curé mais chez le médecin et bientôt
chez le psychiatre. L’ascèse échappait à
l’Eglise et au ciel et rentrait déjà un peu sous
terre et, avec elle, tous ces acharnés du « ne
pas », ces êtres que précédait partout un « A »
privatif. « A », marque d’infamie.
Hors, à l’été 2005, une jeune fille
maigre que j’avais interrogée dans
le cadre de mon enquête m’appela
pour me signaler un article de la journaliste
Dominique Frétard paru dans le Monde 2,
article où il était question de ces « A », mais
« A » non pas comme anorexiques, cette fois,
mais « A » comme « Asexuels », communauté
nord-américaine de personnes se déclarant
exemptées du devoir de chair. De quoi était il
question ?
Un jeune Américain de 23 ans, David Jay,
originaire de Saint Louis (Missouri), parce
qu’il n’était jamais parvenu à se passionner
pour l’amour qui se fait, cela même qui semblait
pourtant susciter autour de lui tant
d’émoi, avait cru bon de prendre les devants et
de dire haut et fort son peu d’empressement
pour la chose. Persuadé qu’il n’était pas le seul
de son espèce à n’éprouver aucun désir d’aucune
sorte pour qui que ce soit, il avait créé en
2001 le site AVEN afin d’y inviter ses semblables
à dialoguer et montrer par là au monde
que la planète sexe avait ses oasis, ses clairières,
ses pages blanches, des lieux en somme
où venaient se réfugier des gens comme tout
le monde, ni frustré, ni malade, ni abusé
sexuellement dans leur enfance, mais se reconnaissant
par leur peu d’appétit pour le sexe.
David et ses semblables ne faisaient pas
l’amour, en tous las cas pas comme on dit et
montre partout qu’il faut faire l’amour, dans
une société qui ne parle que de cela. Mais
sans doute y avait-il d’autres façons de faire
l’amour, d’autres façons qui laissaient l’acte
sexuel en dehors, loin dans les ténèbres extérieures.
Pourquoi AVEN? AVEN pour Asexual
Visibility and Education Network, c’est-à-dire
Réseau pour l’éducation et la promotion de
l’asexualité. La dimension prosélyte du projet
était clairement affichée. D’ailleurs on ne se
contente pas de proposer un forum et des
conseils sur ce site. On y vend, selon la loi
du profit à laquelle a souscrit par contre David
Jay, des tee-shirts porteurs de propagande
« A », du genre «L’asexualité, ça ne concerne
pas que les amibes».
S’il leurs était arrivé, à ces « A » de faire
l’amour, d’aller au charbon, au noir continent,
ils l’avaient fait par convention, par
devoir, sous la pression ambiante. Mais maintenant,
solidaires, reliés, comme dans une
manif du 1er mai (« asexuels de tous les pays,
unissez-vous ! »), ils comptaient bien se tailler
une petite place au soleil.
«Les gens ont du mal à admettre l’idée d’une
absence de désir sexuel, déclarait David Jay à
Dominique Frétard. Je ne suis pas prude pour
autant. Je peux parler de sexualité avec mes
amis, mais l’acte sexuel ne m’intéresse pas. Je ne
me vois pas faire cela. J’ai fondé AVEN parce que,
conscient de mon asexualité, je n’avais personne
à qui parler et je souffrais du manque d’informations
à ce sujet. Mais surtout je ne savais pas
quelle était ma place.»
Le site avait attiré très vite des sympathies,
des aveux étonnants, des forces insoupçonnées
de ralliement et le pari de Jay semblait
bien en passe d’être gagné puisque les médias
entraient maintenant dans la danse. Il fallait
chercher, bien entendu, mille raisons pour
expliquer cette hibernation du désir, ou cette
disparition ou, mieux encore, cette absence
chez des êtres qui ne semblaient relever ni des
établissements psychiatriques, ni des traitements
requis pour quelque chose qui pût s’apparenter
à des formes sournoises de désinvestissement
libidinal, de refoulement, de
dépression, toute la panoplie que
nos sociétés psy déroulent dès
que les normes autorisées se
heurtent à quelques menaçantes
exceptions.
A l’appui de ses propos, la journaliste
du Monde, citait une
étude menée par Anthony
F. Bogaert, professeur à l’université
Brock de St Catharines, dans
l’Ontario, laquelle avait donné
lieu à un compte rendu dans The
Journal of Sex Research en
août 2004 («Asexuality : prevalence
and associate factors in a
national probability sample»).
Portant sur un échantillon de
près de 20 000 adultes, l’étude
révélait que 1 % des personnes
interrogées par le professeur avait déclaré ne
s’être jamais senti attiré sexuellement par quelqu’un.
Relayée deux mois plus tard par Sylvia
Pagan Westphal dans The New Scientist
(« Feture : Glad to be asexual »), l’étude avait
commencé à faire grand bruit dans la presse
anglo-saxonne et sans doute inspiré à
Dominique Fretard l’idée de son enquête.
J’avais lu pour ma part le dossier du
Monde 2 moi aussi avec une stupeur
«amusée». L’année précédente, mon fils
m’avait mis un grand roman américain entre
les mains, grand roman publié en 1976 qui
m’avait totalement échappé. Dans sa préface,
John Irving, son auteur, revenait sur l’incroyable
succès du Monde selon Garp et
s’étonnait du rôle primordial que la concupiscence
y tenait et, surtout, du discours férocement
répressif qu’il y développait. «Tous les
personnages de l’histoire qui satisfont leur
concupiscence sont sévèrement punis», expliquait-
il un peu consterné. Il avait cru de
bonne foi, expliquait-il, rendre compte du
conflit ouvert entre les femmes et les hommes,
conflit dont, en effet, la génération d’Irving
avait passablement souffert. Les femmes ayant
commencé à donner de la voix, les hommes ne
pouvaient plus faire semblant de s’interroger
sur ce qu’elles attendaient d’eux.
En bon analyste, Irving avait entendu que
cela impliquait la fin d’une certaine pratique
de la sexualité, celle que l’homme impose à ses
partenaires depuis qu’il est le mâle dominant,
sexualité sans panache et sans prolongation. Si
les femmes pouvaient dire désormais leurs
vérités aux hommes – et elles s’y essayaient
–, alors elles ne tarderaient pas à leur faire
comprendre que le plus souvent elles « s’emmerdaient
» entre leurs bras. Quatre-vingt-quinze
fois sur cent, disait même Brassens. A
moins que ce ne fut la sexualité elle-même
qui les ait en définitive déçues. Comme David
Jay et ses « A ». Nulle doute que si les « A »
avaient existé, Jenny Fields, la mère de Garp
dans le roman de Irving, elle qui répète à l’envie
que « le monde est malade de concupiscence
», les aurait certainement rejoint.
Une menace pesait donc sur la relation
sexuelle, son avenir. En même temps, ces
incertitudes laissaient augurer que les protagonistes
n’en resteraient pas là. Ils chercheraient
des solutions, des compromis pour satisfaire
leurs pulsions. À moins que ces conflits
maintenant ouverts ne favorisent le retour à
des formes anciennes d’abstinence et de chasteté
: une sorte de condamnation recommencée
de la chair, dans une civilisation qui l’a toujours
regardée avec méfiance. En parlant
librement de ces inquiétudes au sujet du
couple américain, Irving avait donc touché
juste. Le succès planétaire de son roman le
laissait à l’évidence entendre.
Mais Irving n’était pas le seul à s’inquiéter.
D’autres Cassandres nous mettaient en garde
contre la naïveté de croire que les révolutions
des années soixante-dix constitueraient autre
chose qu’un aimable feu de paille. Voilà ce
qu’écrivait, lui aussi, et à peu près à la même
époque, Romain Gary dans Le Monde daté
du 22 au 22 juin 1975 (repris sous le titre
«Occident, sexualité et Orgie» dans L’affaire
homme, textes rassemblés et présentés par
Jean-François Hangouët et Paul Audi, Folio,
Gallimard, 2005) :
«Il me semble que le déferlement de la pornographie,
la multiplication galopante des cliniques
sexologiques en Amérique, la volonté presque
panique de chacun de s’assurer son «SMIC»
sexuel, ne témoignent point de quelque dégradation
des moeurs, de décadence, de « fin du
monde » et de ce qu’on pourrait appeler, avec référence
à Pouchkine, une «fête de temps de peste»,
mais que ce sont là des signes d’une volonté bifurquée
visant à agrandir ce terrain de certitude dont
nous avons besoin pour vivre et qui devient
chaque jour plus réduit. C’est une recherche d’un
gîte d’avance dans la course effrayante vers l’inconnu
parmi les périls, manifestation d’une terreur
«compensée» mais créative, car l’anxiété est
liée à toute dynamique de changement et de
découverte.»
«Sans doute, ajoute-t-il, s’agit-il d’une situation
temporaire et fourvoyée dont l’inflation
sexuelle elle-même déterminera la sortie. Mais
en attendant, la sexualité risque de
faire les frais de la sexologie. En œuvrant à démythifier la sexualité, les
sexologues disciples des mécanistes
Masters et Johnson insèrent l’orgasme
dans le domaine des objets acquisitifs
de consommation courante, et ils vont
même au-delà : ils transforment les
rapports humains en des «choses», ce
que Marx avait du reste prédit dans
le domaine plus général que celui de la
vie sexuelle. En cherchant à situer
l’acte «libéré» de la sublimation dans
le domaine purement physique, matériel,
en le banalisant à l’extrême […],
ils châtrent le «jouir» de sa dimension
mythologique. La démythification de
la sexualité est un acte castrateur qui
tend à rompre le rapport avec la transcendance
et supprime l’extraordinaire résonance
que donne la sublimation mythologique
à la sexualité. La sexualité réduite à la
sexologie serait une entreprise de mutilation
symétrique de toutes celles auxquelles se sont
livrés pendant plus d’un siècle les défenseurs
de la bienséance bourgeoise. Le soleil a besoin
du ciel.»
Naturellement notre stupeur était
amusée. Depuis longtemps nous
nous doutions, n’est-ce pas, que tout
n’allait pas pour le mieux dans ce meilleur
des mondes, ce monde où chacun peut faire
l’amour avec qui bon lui semble et jouir à
discrétion. Dans le sillage d’Irving et Gary, le
psychanalyste et éthologue Boris Cyrulnik
constatait lui aussi l’apparition dans nos sociétés
d’une étrange permissivité inversée, celle de
dire non.
«Depuis une vingtaine d’années, écrivait-il dans
la revue Krisis («Éthologie de la sexualité»,
Krisis, n° 17, mai 1995), on voit aux Etats-Unis des gens qui se considèrent comme
"sexuellement
dépendants" et qui viennent demander
à des médecins de les aider à se débarrasser de ce
qu’ils regardent comme une aliénation, voire
comme une sorte de toxicomanie. Leur idée principale
est que la suppression du désir sexuel représente
un gain de liberté individuelle.»
«Ce phénomène, poursuit-il, commence à se
manifester en France. Des patients et des
patientes à forte libido viennent me trouver pour
que je leur prescrive un médicament qui éteindrait
leurs désirs. Des hommes m’ont confié leur
joie d’être devenus impuissants : ils pouvaient
enfin vivre tranquillement ! Des femmes me
disent qu’elles se sentent dépendantes lorsque leur
partenaire les fait jouir, et qu’elles souffrent de
cette dépendance. Ces cas sont de plus en plus fréquents,
même en Europe.»
Paradoxe des paradoxes, surrenchérissait Jean-Claude Guillebaud dans La tyrannie du plaisir
(Le Seuil, 1998), la psychanalyse moderne,
elle aussi, donne l’impression d’évacuer la sexualité
au point d’être accusée maintenant de «trahir
Freud». C’est en tous cas, selon lui, la
thèse avancée par un éminent psychanalyste
comme André Green pour qui la critique de la
théorie des pulsions entreprises notamment
par Melanie Klein et même par Jacques Lacan,
aurait contribué à cette dévaluation de la fonction
du sexuel.
J’avais pris donc contact par le biais du site
AVEN avec certains représentants nordaméricains
et européens de l’asexualité
déclarée, l’asexualité slogan.
Trois d’entre eux avaient accepté un échange
par mail sous couvert d’anonymat et ce durant
quelques mois. Echange qui me firent découvrir
qu’au pays des « A », la surenchère allait
bon train.
Le désir ne viendra-t-il pas ou ne reviendrat-il pas vous titiller ? Ne serez-vous jamais, un
jour ou l’autre, traîtres à la cause ? C’est la
question qu’on pose inévitablement aux
asexuels. Peut-être n’est-on jamais ou tout
blanc ou tout noir, comme l’indiquait ce jeune
homme de 21 ans vivant à Bruxelles que j’ai
longuement interrogé, si mûr déjà dans son
aptitude à interroger tranquillement ce que
l’humanité regarde malgré tout comme une
maladie honteuse. Il demeure toujours au
fond du NON le plus ferme, quelque chose
comme une braise que les circonstances peuvent
réveiller. De telle sorte que l’asexualité,
quoi qu’en disent ses zélateurs rassemblés sur
AVEN, lorsqu’il n’est pas question d’interdits
psychiques ou physiologiques, voire religieux,
ne saurait être une position tenable.
Rien de cette indétermination pourtant chez
les non-libidoïstes, une forme épurée de
l’asexualité. Une jeune comédienne et dramaturge
de 24 ans, s’est ainsi offert le luxe de
décliner sur tous les tons, avec humour mais
très gravement, « L’amour sans le faire », qui est
aussi bien le titre de son ouvrage traduit en
français (Geraldin Levi Joosten-van Vilsteren,
L’Amour sans le faire, Comment vivre sans
libido dans un monde où le sexe est partout ?
Lausanne, Editions Favre, 2005), qu’une sorte
de programme, relayé par un site.
Dans ce livre manifeste, Geraldin Levi
Joosten-va Vilstereren nous confiait qu’elle
n’avait ni été violée, ni battue, ni abandonnée,
autant de pistes que les polices de la psyché
devraient abandonner. Pour rendre compte
d’un choix auquel semblait adhérer chacune de
ses cellules, Geraldin mêlait dans son ouvrage
l’autobiographie, l’essai, le témoignage, le
théâtre et l’hagiographie, plusieurs portraits
d’icônes du non-libidoïsme étant proposés,
qui dessinaient la dimension cachée, insoupçonnée
de l’iceberg.
La liste en était proprement renversante. De
quoi faire naître de nouvelles vocations en
non-libidoïsme. Dans le désordre : Vinci, évidemment,
Lewis Carrol, James Stewart, Isaac
Newton, Greta Garbo, John Ruskin, David
Bowie, Simone Weil, Michael Jackson,
Emmanuel Kant, Andy Warhol, Stephen Fry,
Cliff Richard, Miranda Richardson, Baruch
Spinoza, Benny Hill, Jane Austen, Stella Mc
Cartney, Barbara Cartland, Antonio Gaudi,
Frederick Haendel, Coco Chanel, Blaise
Pascal, Frédéric Chopin, Walt Disney, Gorge
Bernard Shaw, Salvador Dali et j’en passe.
Presque les cinq cents signatures pour se présenter
à une élection présidentielle en France.
Geraldin faisait feu de tous bois. Bois secs,
en l’occurrence.
Ce ton, cette collecte de signatures
prestigieuses, servait à
conforter des positions dans la
guerre que se livraient en réalité
non-libidoïstes et asexuels.
Dans la grande famille des
asexuels, les non-libidoïstes
refusaient de se définir par rapport
à la sexualité. Même le
« A » privatif ne suffisait pas à
rendre compte de ce fossé qui
existait entre eux et le sexe. Ils
n’étaient pas des personnes frigides,
ni même des personnes
sexuellement refoulées, même pas
ces nonchalants de la chose, ces
distraits, qui n’y pensent pas, pas
avec suffisamment d’empressement
et pas non plus des adeptes de la masturbation.
« De toute façon que veut dire
“asexuel”? demandait-elle. À quoi ça sert ce A?
Est-ce un A d’adjonction, ou au contraire un
A privatif ? Tandis que “non-libidoïste”, ça en
jette! Ça dit tout d’un seul mot: quelqu’un qui n’a pas de libido, et
puis c’est tout.»
Dans son essai de définition du genre,
Geraldin retenait : une tendance à l’androgynie
; une hyperactivité ; une peur de communiquer
; une peur du regard de l’autre ; une
autodévalorisation («c’est l’absence d’estime de
soi qui semble être le problème principal», écrivait-elle) ; un perfectionnisme ; enfin, un goût
pour la solitude. Une difficulté certaine à
prendre sa place dans la communauté
humaine, surtout lorsque celle-ci conditionne
votre admission à la présentation d’un casier
sexuel bien rempli. Tableau clinique qui n’est
pas sans évoquer celui de l’anorexie et plus
généralement des troubles du comportement
alimentaire.
Mon enquête m’avait donc conduit
chez les « A », les « A » très blancs,
et les « A » qui l’étaient un peu
moins. J’avais voulu connaître l’avis des médecins
de la sexualité et j’avais pris rendez-vous
avec sexologues, gynécologues, andrologues,
urologues pour découvrir, à travers leur mine
où se lisait moins de stupeur que d’amusement,
que j’avais fait preuve dans cette affaire
de beaucoup de naïveté.
Qui concernaient exactement ces mouvements
asexuels ou non-libidoïstes ? Voire ces courants
qui au sein des jeunesses puritaines du
monde, invitaient les jeunes gens à reporter et
reporter encore l’entrée en sexualité sous prétexte
qu’on ne donne pas sa virginité à n’importe
qui mais à l’élu, le compagnon de sa
vie ? Et merci pour les autres.
Qui concernaient ces mouvements ? Une
petite minorité de jeunes gens qui d’ailleurs
refusaient toujours de témoigner devant un
micro ou une caméra, qui se doutaient sans
doute qu’on ne pouvait faire de l’asexualité
un ordre, religieux ou autre. Non, le plus parlant
pour ces médecins, ce qui devait véritablement
m’alerter, c’était l’écho que ces témoignages
avaient produit dans la presse et
l’opinion. Cette sexualité refusée,
ou empêchée, ou désinvestie,
cette « asexualité » était en réalité
l’occasion de rappeler les difficultés
sans bord que les êtres
doués de sexualité, vivant avec
un ou une partenaire, ou en
situation d’en trouver un ou
une, rencontraient dans l’exercice
le plus quotidien de leur
art. Ou dans l’absence d’exercice
plutôt.
Que pouvait-on dire de ces
champions du ne pas, me
confièrent-ils ? Comment
apprécier leur posture ?
Comment la décrypter ? Et
pour dire quoi? Non. Le seul
intérêt de ce petit front du refus était de rappeler
que dans une société qui se faisait fort
d’avoir libéré la sexualité, celle-ci était encore,
en réalité, la chose la plus mal partagée, la
plus difficilement vécue, la plus rare et que
d’une autre manière se vérifiait le vieux dicton
qui dit que «ceux qui en parlent beaucoup le
font peu». Une société qui ne parlait que de
cela n’était pas une société sexuellement active.
L’anthropologue italien Piero Camporesi le
suggérait à sa manière, manière forte, dans
son précieux petit ouvrage paru en Italie en
1989, Les baumes de l’amour (traduit de l’italien
par Myriem Bouzaher, Paris, «Pluriel»
Hachette, 1997) :
«Membres avachis et passifs de la société de
l’image, consommateurs d’un sexe davantage
parlé et regardé que pratiqué (il n’est que de
penser à l’utilisation du corps féminin dans la
promotion commerciale des objets), nous ne nous
apercevons pas vraiment que le voyeurisme est
désormais un besoin indéfectible de l’érotisme
sociologique de masse.»
Ainsi Produits sexoactifs, sites de rencontre,
mode des speed dating, discours décomplexés
sur le jouir, le grand jouir, l’échangisme, le
mélangisme, les sextoys, rien, non rien de rien
ne semble en mesure de rebouster l’économie
du désir dans une société qui s’est laissée grisée
l’espace d’un instant par l’euphorie des
grands soirs mais qui retombe maintenant
dans ses travers et répète encore et toujours son
peu d’appétence pour le sexe qui se vit. La
chair à peine libérée de ses carcans et corsets
idéologiques, il fallait réinventer de nouveaux
codes, de nouveaux interdits peut-être, de
nouvelles négligences et indifférences pour
réglementer l’accès au corps de plaisir, au corps
de concupiscence.
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